Introduction
Entre le XVe et le XIXe siècle, grâce à l’essor exceptionnel de l’imprimerie, les productions imprimées se démocratisent et se diffusent en Europe et dans le monde. Les livres sont imprimés rapidement, à de nombreux exemplaires et sont désormais écrits en langue vernaculaire (anglais, allemand, espagnol, français, etc.) On les vend et on les lit dans des salons littéraires, au coin du feu comme au chevet de son lit.
Parmi la littérature qui se développe alors, la littérature dite « de voyage » connaît un franc et vif succès dans toutes les couches de la société, d’autant plus que le monde, autrefois « clos », s’ouvre et se découvre à mesure des navigations des Européens. Il s’agit alors de récits « témoignages » de voyages vécus personnellement par les auteurs, voyages qui font travailler l’imagination des lecteurs qui découvrent ainsi par les livres des espaces et territoires qui restent bien souvent inconnus et inaccessibles pour l’immense majorité des individus de l’époque. Le voyage est un luxe : le livre, moins coûteux, en permet un littéraire, une évasion imaginée, une imagination de l’escapade.
La diversité ici présentée donne à voir l’incroyable richesse de genres que la littérature de voyage représente à l’époque moderne. Plus qu’une seule et unique littérature de voyage, les lecteurs font plutôt face à une pluralité de voyages en livres. Constante est l’oscillation entre le voyage par la littérature, grâce à la littérature ou pour la littérature. Finalement, voyager, n’est-ce pas une belle comédie dans laquelle la réalité se trouve déformée par l’oeil du voyageur et par celui de son lecteur ? Pour se faire un avis sur la question, rien de mieux que de rouvrir les vieilles pages du passionnant livre du comédien, et contemporain de Molière, Jean-François Regnard, et de se laisser guider sur ses pas en Laponie…
Chez les auteurs, la diversité des parcours est de mise. Les États dits modernes sont aux premières loges des initiatives des voyages. Ainsi de ceux, officiels, des agents de l’État que sont les ambassadeurs (l’ambassadeur Chaumont au Siam sous Louis XIV) ou les gouverneurs de colonies (Henry Ellis, gouverneur de Géorgie, qui voyage vers l’Hudson en 1746, dans un contexte particulier de rivalité accrue avec les Français installés au Québec).
Les initiatives privées ne sont pourtant pas en reste. Ainsi des érudits tels que le médecin Ambroise Paré (1510-1590) qui suit les armées pour y observer les blessures des soldats et améliorer ses connaissances d’anatomie du corps humain. On le retrouve d’ailleurs dans un voyage en Basse-Bretagne, près de Brest, lors du passionnant récit d’un débarquement anglais (1543). Un peu plus tard, le philosophe Michel de Montaigne, dont on connait Les Essais (1581), rapportera dans un manuscrit publié bien longtemps après sa mort son voyage en Italie. À son exemple, au siècle des Lumières, le Français Volney s’imposera un temps comme le modèle du « philosophe-voyageur ».
Dans un but quasi-similaire, des savants rapportent également leurs voyages à visées scientifiques : c’est le cas du livre du Malouin Pierre de Maupertuis (1698-1759), qui profite d’un voyage en Laponie pour aller observer avec Celsius une « grosse pierre » ancienne. Voyez aussi cet ouvrage particulièrement riche en cartes (66) du mathématicien et physicien hollandais Jan Luyts (1655-1721) : l’auteur y fait figurer une des toutes premières vues de l’Australie de l’histoire ! On y retrouve indéniablement le goût pour ces belles cosmographies de la Renaissance : ces beaux et grands livres parsemés de cartes et de vues imagées, telles celles de Belleforest qui a adapté en français la célèbre Cosmographie de Münster, ouvrage que Montaigne a lu et regrette de ne pas avoir emporté avec lui lors de ses voyages.
Fort de son succès, le livre de voyage se démocratise donc à une vitesse impressionnante. Il se diversifie aussi chez ses auteurs, de plus en plus issus de couches sociales moins favorisées que les agents de l’État, les philosophes ou les scientifiques. Certains sont très jeunes : François Froger n’a que 19 ans lorsqu’il s’engage en 1695 sur un navire à destination du détroit de Magellan ! Certains voyages sont aussi l’histoire d’une vie : le père Labat (1663-1738) rapporte ainsi ses pérégrinations longues de… 12 ans aux Antilles. D’autres sont infatigables : voyez cet aumônier de l’East India Company britannique, Jean Ovington (1653-1731), qui couche sur le papier ses nombreux voyages aux Indes et en Afrique. Assurément, ce petit curé de campagne anglais qui quitta l’Angleterre pour raisons politiques en 1689 (il était proche du destitué Jacques II) aura vu du pays ! Situation assez peu commune pour l’époque.
En la matière, les hommes d’Église se distinguent par des récits de voyages spirituels dont les pèlerinages sont, par essence, les meilleurs des voyages. Sous Louis XIV, le missionnaire jésuite Michel Nau fournit ainsi à ses ouailles un véritable récit de pèlerinage en Terre Sainte afin de permettre au bon catholique de se rendre précisément sur les lieux où a séjourné le Christ en personne. Son livre montre que la littérature de voyage, si elle fait fonctionner les imaginations des uns et des autres, se révèle aussi parfois très utile au voyageur patenté. Un peu dans le même esprit du livre de voyage qui se doit de rendre service à son lecteur, François Cauche, dans son livre de voyage à Madagascar (1651), fournit au lecteur un embryon de dictionnaire malgache-français, permettant au futur voyageur de s’y retrouver avec une langue jusqu’alors peu connue.
C’est aussi l’époque de l’émergence des premiers récits à visée «ethnographique» forts d’un souci pédagogique d’expliquer aux Européens les us et coutumes des peuples rencontrés en Amérique, en Asie ou en Proche-Orient. Les notes de l’universitaire allemand Adam Olearius (1599-1671) sur la Moscovie, la Tartarie et la Perse sont en cela révélatrices des interrogations que se posent les Européens sur leurs voisins, à la fois si proches et si différents.